La ville était plongée dans le noir. Des braseros illuminaient çà et là quelques rares places et ruelles désertées. Les protecteurs de la Transformance en charge de faire respecter le couvre-feu venaient s’y réchauffer entre deux rondes. De rares tirs sporadiques troublaient de temps à autre le calme apparent de cette nuit sans lune ni étoiles. Le dense plafond nuageux, en partie alimenté par les émanations compactes et nauséeuses des centrales thermiques vétustes, réactivées à la va-vite pour réalimenter certaines infrastructures vitales, venait renchérir le sentiment d’asphyxie et d’oppression engendrée par le confinement sécuritaire de la ville.
Marcus attendait patiemment du haut de son promontoire le moment propice pour se glisser dans cet enfer urbain qui gangrenait tout le fond de la vallée. D’ici peu, l’appel à l’introspection expiatoire résonnerait, offrant une opportunité d’une quinzaine de minutes pour pénétrer le blocus via les faubourgs-nord, les moins surveillés d’après les renseignements récents.
La ville avait été autrefois prospère. À défaut d’être belle ou remarquable du point de vue architectural, elle avait pris aisément le virage de la modernité au début du vingtième siècle en profitant de son implantation au cœur du massif alpin. Grâce à la « Houille Blanche » elle put rapidement électrifier ses centres de production et ses transports urbains, puis exporter son savoir-faire et ses produits manufacturés. Plus tard, sous la houlette de quelques scientifiques renommés et visionnaires, puis à grand renfort d’argent public et à la faveur d’un marketing audacieux, elle était parvenue à se forger une image de cité high-tech en développant un écosystème favorable aux startups innovantes. Les capitaux spéculatifs abondants avaient irrigué durant des décennies les jeunes pousses industrielles locales, créant des emplois qualifiés en nombre, terreau idéal au développement d’une bourgeoisie conservatrice florissante. Pour répondre aux ambitions de grandeur de la nomenklatura locale, l’université à rayonnement international avait attiré les cerveaux les plus prometteurs des sciences du numérique, des nanotechnologies et de la biotech. Les cadres, ingénieurs et chercheurs issus de ses instituts et facultés, s’échangeaient à prix d’or sur le marché mondialisé de la matière grise, lors de mercatos géants organisés en grande pompe sur les réseaux sociaux spécialisés, par les monopoles planétaires dominants.
Au début du vingt et unième siècle, la ville était à l’apogée de sa réussite. Son rayonnement commençait pourtant déjà à décliner. Elle amorçait, imperceptiblement, à l’image de la république des lumières, une longue et lente période de récession. Minée par une démographie vieillissante, des crises économiques récurrentes, des vagues pandémiques et migratoires, des mouvements déclinistes, apocalyptiques et complotistes, un communautarisme sectaire, une violence banalisée et généralisée, des trafics d’armes, de drogue, de contrebande, elle avait vu sa population démunie, désœuvrée, bientôt sous-éduquée, abrutie par des réseaux sociaux et médiatiques débilitants, se soumettre aux chefs de gangs et aux idéologues opportunistes d’obédiences diverses. En moins d’un demi-siècle, sur les ruines de sa grandeur passée, elle était devenue une prise de choix pour la révolution culturelle et cultuelle telle que glorifiée par la Transformance, la nouvelle idéologie totalitaire galopante dont l’ambition réformatrice entendait reformater les esprits « dévoyés » à l’échelle planétaire. Ce courant révolutionnaire entreprenait ainsi sans état d’âme le remodelage brutal de l’ancien monde pour le débarrasser de ses turpitudes en imposant, par la force et la terreur, son nouveau code à la fois moral et législatif.
Les premiers appels à la prière de la rédemption Transformante se mirent à retentir sur un mode mineur et se réverbérèrent sur les façades des immeubles voisins. D’autres voix impérieuses s’élevèrent de proche en proche et bientôt toute la vallée communiait sous l’injonction d’une longue plainte languissante que les échos multiples muaient en un chaos sonore ésotérique.
Marcus s’élança sur le sentier aérien qui contournait en lacets serrés les escarpements rocheux surplombant la porte du Grand Som puis plongeait littéralement dans la zone industrielle en friche où son passeur l’attendait.
Il s’accroupit à l’abri d’un transformateur en ruine pour se repérer. Aucun son n’était perceptible dans le lourd silence menaçant qui l’enveloppait. Ses lunettes de vision nocturne détectaient quelques mouvements furtifs de petites créatures qu’il assimila à des rats. Un tour d’horizon rapide lui confirma que la voie était libre. Le point de rendez-vous se situait à deux kilomètres à l’ouest, dans un quartier dénommé Am Zone, près d’une base de chargement d’un ancien entrepôt géant en majeure partie détruit par un incendie ancien. Au pas de course, il suivit la direction indiquée par son capteur goniométrique. Au sommet d’une tour édifiée à la gloire d’un trust aujourd’hui disparu de la logistique, le sigle défraîchi d’« Amazon » apparut soudain. Comme pour cacher son ancienne splendeur honteuse, l’emblème avait rendu la voyelle « a ».
Marcus activa deux fois son criquet. Trois cliquetis similaires et proches lui répondirent instantanément : son guide était bien sur les lieux.
Marcus énonça la première partie du code :
— Sur l’absence sans désir,
Sur la solitude nue,
Sur les marches de la mort,
J’écris ton nom.*
Une voix étouffée compléta :
— Et par le pouvoir d’un mot,
Je recommence ma vie,
Je suis né pour te connaître,
Pour te nommer.*
Une silhouette sombre sortie des ténèbres s’approcha.
— Enseigne de liaison Marc Aurel, bienvenue à Greennobel. J’espère que les prospectus de votre agence de voyage n’auront pas dénaturé les douceurs du climat ni travesti l’art de vivre de ce haut lieu de la Transformance !
— Chevalier de la Barre, troisième division Voltaire ! Conduisez-moi au plus vite au QG du commandant Moulin !
Marc Aurel, peu importe son nom véritable, était grand et athlétique. Marcus avait du mal à le suivre dans les méandres des faubourgs périphériques, jonchés de détritus et de carcasses de voitures carbonisées. Ils s’arrêtaient parfois de longues minutes pour attendre qu’une patrouille passe son chemin, ou vérifier qu’une voie en terrain découvert ne comportait pas de risques inconsidérés. Marcus remarqua quelques guetteurs postés sur les toits des bâtiments encore debout. Ils transmettaient à son guide des renseignements directionnels en agitant des drapeaux qu’ils pouvaient lire grâce à leurs jumelles. Cela expliquait, jugea-t-il, la présence de marins dans les rangs des rebelles.
À l’abord de la place Paul Mistral, rebaptisée Esplanade de la Transformance, Marcus crut défaillir : la vasque qui avait jadis accueilli la flamme des Jeux olympiques servait de brasero géant dans lequel des pneus et autres détritus carbonés nourris de restes biologiques indéterminés brûlaient en dégageant une odeur infâme dans un halo de lueurs jaunâtres vacillantes. Des poteaux en forme de T avaient été dressés sur le pourtour de la place. Des suppliciés, les bras cloués sur les axes horizontaux, agonisaient dans des souffrances innommables. Les malheureux consumaient leurs dernières forces en de longs gémissements aigus qui n’effrayaient plus guère les corvidés locaux. Ceux-ci, patients, tournoyaient nombreux au-dessus de leurs têtes cadavériques dont les yeux exorbités sondaient en vain l’absurdité du monde.
Marc Aurel le secoua vigoureusement et lui intima de reprendre sa course. Ils s’engouffrèrent à nouveau dans les ténèbres en empruntant une ruelle latérale exiguë qui séparait deux barres d’immeubles du dix-huitième siècle dont les façades abîmées par des tirs de mortier menaçaient de s’effondrer. La porte d’accès à un garage sous-terrain s’entrouvrit. Ils s’évanouirent dans les entrailles de la ville.
Un message urgent apparut soudain sur sa messagerie Discord, à la périphérie de son champ de vision : « Mission annulée ! Stop! Priorité absolue : contrôle de maths demain ! Over! »
Un flash intense lui fit brutalement battre les paupières !
— Maman !? Putain, j’y crois pas ! T’as encore coupé le secteur !?
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* Poème « Liberté » de Paul Éluard.
COMMENTAIRES SOUS LE TEXTE
13/09/2022 20:21 J.A. TROYA
Un monde futuriste de plus en plus inquiétant … jusqu’à la chute ! 🙂
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17/05/2022 13:14 M. Iraje
Un cauchemar crépusculaire jusqu’au bord du précipice.
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24/03/2022 13:50 Michel Dréan
Mieux vaut un contrôle que ce monde futuriste (qui nous pend au nez ?) Noan !
– 24/03/2022 14:28 Noan Gouliet
Le contrôle d’une mère aimante, éduquée et éclairée, sans aucun doute. Pour le reste, préservons nos libertés si chèrement acquises par nos aïeux et si contestées par les obscurantismes de toutes origines. Merci pour votre passage.
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02/10/2021 23:27 Sylvain Dauvissat
Pris dans la science fiction, je me suis fait surprendre par la chute de votre histoire !
– 04/10/2021 14:55 Noan Gouliet
Merci Sylvain pour votre lecture.
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30/09/2021 17:09 Fred Panassac
Vous créez vraiment dans cette intrigue prospective les conditions de la naissance d’une dictature. C’est bien ficelé, un peu conceptuel mais se lit sans effort tout de même grâce au style soigné, à l’absence de fioritures inutiles. La ville de Grenoble qui devient Greennobel est aussi reconnaissable à quelques détails comme le Parc Mistral, sinon… les Grenoblois se reconnaîtront, ou pas, dans votre analyse politique et sociologique peu flatteuse par moments. Je ne les connais pas bien et ne saurais en juger.Finalement il s’agissait d’autre chose que ce que vous laissez croire, et la mère du gamin a coupé le courant pour que son fils aille dormir… ruse classique mais j’aurais bien continué à jouer plus longtemps moi aussi. Rares sont les univers fictionnels d’anticipation aussi convaincants et originaux, secondés par une belle écriture.
– 30/09/2021 18:41 Noan Gouliet
Merci Fred pour votre analyse, avis et compliments qui me touchent plus que je n’ose l’admettre. Il est vrai que j’ai forcé le trait sur Greennobel qui prend dans cette fiction des airs de Kaboul. Le mois « dé-colonial » organisé en juin dernier à Grenoble (https://noangouliet.com/retour-a-greenoble-au-coeur-du-wokistan/) n’a pas arrangé les choses. J’espère que les Grenoblois me pardonneront cette peinture fictionnelle peu flatteuse et décalée. Cette cité a tellement ébloui mon enfance que parfois, en vieux réactionnaire grincheux, j’aimerais que quelqu’un « reboot » le système pour qu’elle retrouve sa splendeur d’antan.
— 30/09/2021 20:04 Fred Panassac
Merci Noan pour ce lien sur votre article, il faut absolument que je le lise, pour en apprendre davantage sur ce sujet que je connais très mal. À bientôt !
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30/09/2021 08:43 Anna K.
Une chûte inattendue dans ce texte où la fiction rejoint une réalité mortifère
– 30/09/2021 15:27 Noan Gouliet
Quand le ressort final parvient à fonctionner, c’est déjà ça. Merci Anna pour votre commentaire.
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29/09/2021 18:47 Florence VILA
La description d’une grande ville du 21è siècle sur le déclin est réaliste, presque sociologique. La suite nous amène dans un univers plus fantastique… que la chute explique! Court, mais efficace. La rupture est radicale!
– 30/09/2021 07:56 Noan Gouliet
Merci Florence, pour ce ‘teaser’.
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29/09/2021 13:40 Ginette Flora Amouma
La fin nous ramène au plat tracé de la réalité …. aveuglante !
– 29/09/2021 14:28 Noan Gouliet
Merci Ginette pour votre commentaire.
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29/09/2021 09:30 Ninn’ A
il faut du souffle et de la concentration pour lire votre texte. j’ai fait un voyage ébouriffant et au tripe galop, des phrases riches, une multitude de thèmes abordés, j’ai beaucoup aimé et souri en y trouvant Marc Aurel. bon vent !
– 29/09/2021 10:01 Noan Gouliet
Un grand merci Jeanne pour votre commentaire très juste je crois (j’ai une tendance trop prononcée à la concision, j’essaie de me corriger). Je me rends compte que la citation [1] de Paul Èluard « Liberté » est passée à la trappe…
— 29/09/2021 10:05 Ninn’ A
vous pouvez contacter Short Edition via le formulaire de contact sur la page d’accueil et leur demander d’ajouter la note au bas de votre texte.
— 29/09/2021 10:14 Noan Gouliet
Merci pour l’info.
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