La 7ème édition du rapport d’analyse de prospective globale pour les vingt prochaines années du NIC1 (National Intelligence Council) vient de sortir. On peut contester ou adhérer à la vision atats-unienne ou occidentale (le rapport de prospective produit il y a deux ans par l’Union Européenne2 comporte des similitudes importantes avec l’analyse du NIC) que ce rapport de 156 pages propose sur l’avenir de la planète et de ses habitants. Je ne me risquerai pas à porter un quelconque jugement sur les évolutions possibles des forces environnementales, sociétales, économiques et culturelles qui façonneront, selon le NIC, les sociétés humaines de demain. Ce qui par contre me semble frappant c’est l’ampleur du champ des possibles envisagés dans ce rapport, caractéristique à mon sens de l’époque instable que nous traversons. Les cinq scenarii proposés par le NIC sont intitulés (en espérant que ma traduction n’est pas trop éloignée du sens recherché par les auteurs du rapport) :

  1. renaissance des démocraties,
  2. un monde à la dérive,
  3. coexistence compétitive,
  4. silos (ou blocs) séparés,
  5. tragédie et mobilisation.

Si les scenarii 1 et 3 peuvent paraître plus acceptables, les scenarii 2,4,5 sont potentiellement beaucoup plus anxiogènes.

Nous serions donc, d’après le NIC, à la croisée des chemins, à proximité d’un point de bifurcation, pour reprendre la terminologie de la théorie du chaos3, conduisant à des futurs a priori très divergents. Nul besoin d’être grand clerc pour deviner que des causes significatives, comme le réchauffement climatique, la pression démographique et l’emprise croissante du numérique, prolongeront les grands bouleversement initiés en ce début de millénaire. Ceux-ci sont essentiellement liés à l’accès aux ressources, comme les terres fertiles, l’eau, les terres rares et l’énergie, mais aussi à l’accès au travail, aux soins et à la redistribution des richesses.

Les conflits émergents que nous promettent ces différents scenarii sont-ils évitables, ou a minima pourront-ils être amortis ? Le NIC ne s’avance pas à ce sujet : en proposant pas d’estimations sur leur vraisemblance, il ne hiérarchise pas les scenarii. Il affiche au contraire selon moi son manque de confiance sur la capacité de l’humanité à gérer des problèmes globaux, i.e. à l’échelle de la planète. Au regard du grand écart proposé par les scénarii du NIC, on est conduit à faire le constat frustrant que tout est écrit, mais rien n’est pleinement anticipable ou globalement prédictible.

Cette frustration m’évoque les suites ou nombres univers de Jean-Paul Delahaye4. La théorie des nombres, l’un des champs les plus ardus des mathématiques pures, est parfois troublante dans ses implications. Elle permet par exemple d’établir, assez trivialement d’ailleurs, que tout est déjà écrit. Plus précisément tout ce qui a été écrit par le passé mais aussi tout ce qui sera écrit dans le futur préexistent au sein de certains nombres que l’on qualifie de nombres univers.

Aussi troublant que cela puisse paraître, il est possible de s’en convaincre aisément. Si l’on convient que chaque texte est fini, i.e. qu’il contient un nombre fini de signes, alors chaque texte peut être représenté sous la forme d’un nombre entier, potentiellement très grand. On peut par exemple associer à chaque signe un entier compris entre 0 et 127, un code ASCII5. Par concaténation des codes associés aux signes du texte on obtient ainsi un nombre entier naturel qui encode le texte lui-même.

Chaque année, un nombre fini de textes est produit, du moins sur notre planète. Si l’on se projette vers l’avenir, sans limite temporelle, en supposant que l’humanité subsiste sous une forme ou une autre, un nombre infini, mais dénombrable, de textes sera produit, et chacun sera associé à un nombre entier, autrement dit un élément de l’ensemble des entiers naturels N.

Si l’on examine la suite U=012345678910111213141516171819202122… obtenue par concaténation des nombres entiers pris dans l’ordre dans l’ensemble des entiers naturels N, alors, par construction, U recouvre N. En effet, tout entier naturel n pris dans N correspond à la n-ieme concaténation constitutive de U, autrement dit n s’exprime comme une sous-séquence de chiffres de U.

U est appelée suite univers (en base 10). Tout nombre réel dont la suite des décimales est une suite univers est appelé nombre univers. On conjecture que le nombre Pi (le ratio entre la circonférence et le diamètre d’un cercle) est un nombre univers, la preuve reste cependant à établir. En conséquence, tout ce qui peut être écrit l’a, d’une certaine manière, déjà été. On peut également considérer que notre avenir est très probablement déjà inscrit dans les décimales de Pi.

Mais si “Tout est écrit”, rien n’est déterminé pour autant. Si nous tenions à jour le journal quotidien de nos activités, un journal intime, celui-ci existerait déjà dans sa globalité dans les décimales de Pi. Toutefois, la position de celui-ci dans la suite des décimales ne sera déterminée qu’à notre mort. À moins d’être un adepte du stoïcisme, il ne tient donc qu’à nous, pour autant que nous en soyons capables, de choisir parmi l’ensemble infini des histoires écrites, celle qui sera la nôtre.

Tout est donc écrit, mais tant d’aléas demeurent ! Il en va de même pour l’histoire de l’humanité et de son avenir, comme le confirme le rapport du NIC.

Puissent le ou les grands timoniers œuvrant à la destinée du monde faire partie des rationalistes humanistes éclairés. Puissent-ils nous engager dans la moins mauvaise des directions, en surfant sur des décimales de Pi engageantes, et pourquoi pas, aussi inspirantes que les 66 (nombre semi-parfait) premiers éléments de la suite.

Que j’aime à faire apprendre ce nombre utile aux sages !3 1 4 1 5 9 2 6 5 3 5
Immortel Archimède, artiste ingénieur,8 9 7 9
Qui de ton jugement peut priser la valeur ?3 2 3 8 4 6 2 6
Pour moi, ton problème eut de pareils avantages.4 3 3 8 3 2 7 9
Jadis, mystérieux, un problème bloquait5 0 2 8 8
Tout l’admirable procédé, l’œuvre grandiose4 1 9 7 1 6 9
Que Pythagore découvrit aux anciens Grecs.3 9 9 3 7 5
0 quadrature ! Vieux tourment du philosophe1 0 5 8 2 9
Insoluble rondeur, trop longtemps vous avez9 7 4 9 4 4
Défié Pythagore et ses imitateurs…5 9 2 3 0…
Pour obtenir les premières décimales de Pi, chaque mot de ce poème peut être remplacé par le nombre de lettres qui le composent6.

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1 https://www.dni.gov/files/ODNI/documents/assessments/GlobalTrends_2040.pdf

2 https://ec.europa.eu/assets/epsc/pages/espas/index.html

3 Pierre Bergé, Yves Pomeau et Monique Dubois-Gance, Des rythmes au chaos, Collection Opus 64, Éditions Odile Jacob, 1997

4 Jean-Paul Delahaye, « Les nombres univers », Pour la science, no 225,‎ juillet 1996, p. 104-107

5 https://fr.wikibooks.org/wiki/Les_ASCII_de_0_%C3%A0_127/La_table_ASCII

6 Alphonse Rebière, Mathématiques et mathématiciens 1898 (p. 383-384).

2 commentaires sur “Promenade le long des décimales de Pi

  • Lyncée

    Démonstrations de l’importance d’être à soi et au monde. J’adore ce nombre, ce qu’il décèle et offre d’épiphanies. Merci

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