Le Maître de cérémonie avait convié tout le village dans l’arène, un amphithéâtre en plein air construit au cœur même du bourg.

– Personne, au grand jamais, ne se risque à boycotter une cérémonie, avait grondé le grand-père de Naïma lorsqu’elle avait fait mine de vouloir rester jouer avec Kristo, son oiseau moqueur.

La colère du grand Donneur ne doit en aucun cas retomber sur la communauté, nous devons lui témoigner notre reconnaissance et notre foi indéfectible en communiant tous ensemble, car si le Donneur apporte la vie, il la reprend aussi, avait ajouté le vieil homme mystérieusement.

Toute la communauté s’était ainsi réunie à la tombée du jour en formant seize demi-cercles concentriques et étagés pour épouser la déclinaison du terrain. Naïma était juchée sur les épaules de son grand-père au milieu du demi-cercle extérieur. De cette hauteur, elle avait une vue dégagée sur la foule et sur le Donneur, l’arbre majestueux qui trônait à l’épicentre de l’amphithéâtre. La petite fille n’avait jamais vu autant de monde, les arcs de cercle s’étiraient à perte de vue. Naïma aimait compter les choses, mais là, c’était impossible. Les demi-cercles contenaient un nombre croissant de personnes. Un correspondait à la place du Maître, deux personnes occupaient le deuxième demi-cercle, puis Naïma comptabilisait en remontant les gradins 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55 personnes respectivement (*). À partir du dixième demi-cercle, cela devenait difficile de dénombrer précisément les présents.

Le Maître de cérémonie, solennel dans ses habits protocolaires, prit la parole d’une voix de stentor qui se réverbérait en écho sur les parois de l’amphithéâtre.

– Nous avons failli ! Le Donneur se refuse à nous. Il donne de moins en moins. L’air devient toxique, ses fruits sont plus petits et de moins en moins nombreux. Le Donneur dépérit. Nous devons rationner ce que nous prélevons et consommons. Mais plus affligeant encore, il nous faut anticiper des sacrifices à la prochaine floraison.

Un murmure inquiet s’éleva dans l’assemblée, quelques lamentations se firent entendre.

– Qu’est-ce qu’il veut dire, demanda Naïma à son grand-père.

– Il veut dire que le Donneur est malade. L’arbre ne peut plus produire suffisamment, la terre est épuisée, c’est à la communauté de lui rendre ce qu’il nous a donné.

– Je ne comprends pas ?

– La seule manière de soigner le Donneur c’est d’enrichir la terre en la nourrissant. Le corps des défunts est un engrais très riche.

– Mais alors, des gens vont mourir ?

– Il en va de la survie du village, Naïma. Ce sont les plus âgés de la communauté qui se sacrifient, pour que les jeunes survivent, pour que le cycle se perpétue.

– Mais pas toi grand-père ?

– J’ai bien vécu tu sais. Le Donneur a été généreux pour les membres de ma génération. Et puis, je me fais vieux Naïma, je ne suis pas éternel.

Le grand-père baissait la tête. Naïma s’était enfuie vers les collines en hurlant sa peine. Il était sa seule vraie famille.

Le Maître de cérémonie libéra l’assemblée. Seuls les membres de plus de 50 cycles furent conviés à rester sur place jusqu’au lendemain matin.

En cette saison automnale, de petites vésicules se détachaient des branches hautes de l’arbre géant. Elles éclataient au sol pour libérer un pollen jaune et abondant. Les femmes et les hommes touchés par une ou plusieurs vésicules étaient choisis par l’arbre. C’est ainsi que le Donneur reprenait.

Au petit matin, les membres de la communauté désignés par le Donneur, le grand-père de Naïma faisait partie du groupe, furent rassemblés, puis marqués du signe sacré, ce qui leur conférait le privilège de ne plus avoir à travailler la terre ni à soigner les animaux. Ils n’avaient plus qu’un demi-cycle à vivre. Au printemps leur dépouille organique viendrait nourrir l’arbre malade.

Quand le village eut retrouvé un semblant de normalité, Naïma revint une nuit exprimer sa peine et sa colère au pied de l’arbre qui baignait dans la luminosité blafarde diffusée par les lunes jumelles.

L’arbre était magnifique vu de dessous. En remontant du pied de l’arbre vers son sommet, Naïma fut surprise de découvrir une forme de régularité (**). Si le tronc comptait pour un, il se scindait en deux pour former une branche source et une branche jeune. Puis, plus haut, la branche source se scindait à nouveau mais pas la branche jeune qui devait attendre la génération suivante pour devenir source. Ce qui faisait qu’à cette hauteur on décomptait trois branches. En remontant encore, deux branches sources se scindaient et une branche jeune grandissait sans se dupliquer. On obtenait à ce quatrième niveau cinq branches, et le pattern se reproduisait en remontant vers le haut de l’arbre. Naïma énonça à voix haute les éléments de la suite : 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21 (*), etc. Pour obtenir le nombre de branches à un niveau supérieur, il suffisait donc d’ajouter le nombre de branches des deux précédents niveaux, découvrit-elle émerveillée. Pourtant, un peu plus haut, la règle ne semblait plus s’appliquer. Au onzième niveau on aurait dû comptabiliser 144 branches. Il y en avait une de plus. La branche surnuméraire était différente, laide, ses feuilles malingres se recroquevillaient sur elles-mêmes et elle se scindait de manière erratique et proliférante. L’harmonie de l’arbre était définitivement rompue par la présence de cette branche saugrenue.

Naïma revint la nuit suivante avec Isaïa, le fils du charpentier. Isaïa ressentait des choses étranges pour Naïma. Il lui vouait une admiration béate qui frisait la dévotion. En retour Naïma le menait par le bout du nez. Ils avaient ramené avec eux la grande échelle et la longue scie qui servait à débiter les troncs des Vulgaires, des arbres exploités pour bâtir des abris ou à se chauffer l’hiver.

Le lendemain, la communauté se réveilla tourmentée. Le Maître de cérémonie ulcéré dut réunir à nouveau tout le village. Un sacrilège avait été commis. Une branche du Donneur gisait au sol dans un tas de sciure. Il y aurait d’autres sacrifices si les coupables ne se dénonçaient pas. Naïma et Isaïa se firent tout petit en priant pour que le Donneur ne se fâche pas et n’exige pas encore plus de malheur.

Naïma n’en démordait pas, le Donneur avait retrouvé son harmonie, malgré les vociférations des adultes. Tous les jours elle allait lui rendre visite. Elle posait son oreille droite sur le tronc gigantesque comme pour ausculter l’arbre. Elle lui parlait tout doucement, le priait d’aller mieux pour éviter les sacrifices. Les mois passants, il lui semblait que l’arbre redressait un peu sa tête majestueuse et reprenait ses couleurs chatoyantes.

Le demi cycle touchait à sa fin quand la grande Communion de printemps fut convoquée par le Maître de cérémonie afin d’initier le rite sacrificiel. Naïma ne lâchait plus les basques de son grand-père depuis une semaine. Le village se rassembla à nouveau dans l’amphithéâtre sous le Donneur. Le spectacle était féerique. L’arbre resplendissait de mille fleurs multicolores. Sa couronne de feuille bruissait d’un vert vivace. De mémoire d’ancien temps, retranscrite sur les manuscrits d’écorce de Donneur, on n’avait jamais connu une telle splendeur. Le Maître de cérémonie se racla la gorge.

— Chers filles et fils du Donneur, c’est un miracle, l’année sera faste. L’air est pur, le Donneur est en fête. Il nous comblera de ses fruits nourriciers, de ses fleurs médicinales, de ses feuilles persistantes et purifiantes que l’on fume les jours de grand froid au coin du feu. Le Donneur a pardonné, nul n’est besoin de sacrifice. Soyons reconnaissants et humbles devant l’éternel. À genoux prions le Donneur !

Naïma sauta dans les bras de son grand-père, cachant ses larmes au creux de l’épaule noueuse du vieil homme qui sentait l’ail et l’oignon. Naïma l’avait toujours su, cela s’imposait comme une évidence :

— l’harmonie est dans les nombres, murmura-t-elle.

(*) Éléments de la suite de Fibonacci que l’on retrouve fréquemment dans la nature.

(**) La forme du Donneur est illustrée sur : https://noangouliet.com/la-forme-du-donneur/

COMMENTAIRES SOUS LE TEXTE

16/05/2022 18:02 Les Histoires de RAC

Juste équilibre ♪ CQFD ♫

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23/12/2021 17:53 Chateau briante

magie et pouvoirs de l’amour pur et absolu belle démonstrationmerci NoanMarie Christine

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14/11/2021 15:07 Anonyme

Comprend rien aux maths, donc peu perméable à la démonstration. L’éradication des membres différents est-elle la solution ?

– 14/11/2021 15:33 Noan Gouliet

C’est cela même mon cher Watson 😉 Malheur à ceux qui rompent les équilibres harmonieux !

— 14/11/2021 16:49 Anonyme

J’en connais un qui à une époque préconisa cette solution. Ça ne lui porta pas chance, mais quel carnage.

— 14/11/2021 17:30 Noan Gouliet

J’avais en tête les équilibres naturels, les écosystèmes que l’homme a la fâcheuse tendance à détruire, pas du tout à celui que vous évoquez.

—- 15/11/2021 09:44 Anonyme

Je m’en doute bien, mais l’interprétation est tj possible. Les chausses-trappes se trouvent aussi en écriture

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07/11/2021 16:07 Volsi Maredda

L’écriture est agréable et l’histoire mignonnette mais ce n’est pas ma tasse de thé. Par contre, ça m’a ramenée à un livre pour enfant de Claude Ponti que je trouve très beau pour aborder le thème de la mort et le cycle de la vie qui s’appelle « L’arbre sans fin ». Si vous ne le connaissez pas, je vous conseille d’aller voir de quoi il s’agit.

– 23/12/2021 17:52 Chateau briante

merci Volsije viens de le lire »dire à la peur qu’on n’a pas peur, ça la fait partir… »Marie Christine

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07/11/2021 16:15 Noan Gouliet

Merci Volsi pour votre retour et référence à Claude Ponti (que je ne connaissais pas). La suite de Fibonacci est une autre manière d’exprimer l’infinitude.

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03/11/2021 09:22 Flor Ever

Très joli conte

– 03/11/2021 10:38 Noan Gouliet

Ravi qu’il vous ait plu

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03/11/2021 06:54 Pierre-Hervé Thivoyon

Une nouvelle catégorie littéraire : le compte mathématique. Bravo !

– 03/11/2021 10:36 Noan Gouliet

Je ne revendique pas l’invention, les contes mathématiques sont légions. Merci pour votre visite.

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02/11/2021 17:20 Randolph B.

Votre texte est en lui-même une cérémonie ! Une belle réussite !

– 02/11/2021 17:40 Noan Gouliet

Merci Randolph pour votre visite.

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31/10/2021 14:01 Ginette Flora Amouma

C’est un joli conte très inhabituel ; les chiffres ont un pouvoir de régénération qui sauve l’arbre de vie . Une belle chute optimiste .

– 02/11/2021 18:15 Noan Gouliet

Les nombres on leur magie. Merci Ginette pour votre retour.

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31/10/2021 08:37 Ninn’ A

vous me faites bosser de grand matin 🙂 je suis allée google-izer la suite de Fibonacci. Belle écriture, je me suis laissée guider par les mots et j’ai souri au trait d’humour quand la gamine mène le garçon par le bout du nez. bon vent !

– 31/10/2021 13:35 Noan Gouliet

Merci Jeanne pour votre visite et commentaire.

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30/10/2021 12:56 Champo Lion

Hello Noan!Histoire parfaitement ciselée dans un style raffiné et agréable.On peut déplorer les sept malheureuses voix pour un texte aussi bon. C’est sans doute le syndrome Sabatier:les textes brillants n’attirent pas les foules.Ce qui est un comble pour un site littéraireMes voix enthousiastesChampolion

– 30/10/2021 13:51 Noan Gouliet

Les voix sont importantes, mais non essentielles. Les retours quels qu’ils soient sont bien plus précieux. Merci pour vos voix, mais plus encore pour votre avis sur ce petit conte.

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20/10/2021 12:01 M. Iraje

Quand le compte rejoint le conte et inversement … , le nombre est d’or !

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15/10/2021 09:51 Virgo34

Un joli conte.

– 15/10/2021 10:04 Noan Gouliet

Merci Virgo !

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11/10/2021 23:18 Sylvain Dauvissat

Des chiffres ? Pourquoi pas. Pour une fois qu’ils servent un conte et pas le monde de Wall Street !

– 15/10/2021 10:04 Noan Gouliet

En effet, les chiffres ne sont ni bons ni mauvais, c’est ce qu’on leur fait dire ou ce que l’on en fait qui importe. Merci pour votre commentaire.

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11/10/2021 18:23 Thierry Schultz

Si seulement la solution était toujours aussi simple… Mais c’est une bien belle histoire qui nous est contée. Bravo Noan !!!

– 11/10/2021 20:17 Noan Gouliet

Merci Thierry pour votre commentaire. Les contes ont la faculté de nous affranchir de la complexité du réel. Ravi que celui-ci vous ait plus.

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