– de Louis Néel à Rokhaya Diallo –
D’aucuns ont la dent dure envers toi. On te considère, ici peu accueillante, là sans grandeur d’âme. Parfois ta laideur est mise en exergue et l’on se moque volontiers de ton peu de caractère. Il est vrai que ces dernières années tu défraies la chronique plus que de raison pour des ‘incivilités’ (certes, cet euphémisme recouvre parfois d’un voile pudique une sauvagerie sans nom) qui sapent ta réputation. Certains de tes détracteurs les plus virulents n’hésitent pas à t’affubler outrageusement du sobriquet de «Chicago des Alpes».
Pourtant, chaque fois que mes yeux se posent sur toi, après de longs mois, parfois de longues années d’absence, je me surprends à éprouver un doux pincement au cœur. Pour moi qui t’ai connue enfant, tu es comme un ancien port d’attache. Je connais bien tes charmes discrets que tu caches par modestie ou par pudeur le long de tes quais, au détour d’une ruelle pavée de la vielle ville ou d’une place piétonne.
J’avais de longue date décidé de te rendre une courte visite, au début du mois de juin. A cette période de l’année qui hésite entre le printemps et l’été, la canicule n’a pas encore pris possession de tes avenues ni de tes terrasses. Les arbres, embellis à leur pied par des parterres de fleurs aux vives couleurs bigarrées et impressionnistes, arborent encore fièrement leur couronne bruissante d’un vert vivace.
En sortant de la gare, à deux pas de l’École de Management, je longe une fresque de Marie Killy peinte en trompe-l’œil sur un pignon d’immeuble le long de la rue du Colonnel Denfert-Rochereau : des pigeons aux allures de colombes prennent leur envol dans un ciel azuré. L’un d’entre eux en profite pour sortir du cadre, symbole de l’émancipation des idées et des découvertes ? Ici aussi le street-art tente de contester l’espace urbain aux tags agressifs qui ruinent la plupart des façades. Quelques «Fuck la police» et autres «ACAB» balisent tristement ma progression qui prend bien vite la forme d’un pèlerinage. Je ramasse un tract ‘égaré’ que la brise a rendu bohème. En m’apprêtant à le déposer dans une poubelle en fer forgée venue à ma rencontre, mon regard s’arrête sur son titre accrocheur «Juin 2021, le mois décolonial. Pour l’émancipation, l’écologie et la justice sociale»1. Ma curiosité l’emporte et j’entame la lecture du tract :
« DÉCONSTRUIRE L’IMAGINAIRE COLONIAL –
Printemps arabes, Black Lives Matter, Me Too, affaire Adama Traoré, manifestations pour l’environnement, la dernière décennie est secouée par une furieuse et réjouissante envie d’en finir avec le mépris. Partout dans le monde, les peuples expriment leur désir d’émancipation, de liberté, de renouveau. Partout, cette énergie stimulante et cette dynamique salutaire sont confrontées aux postures défensives d’une minorité bien assise, arc-boutée sur ses privilèges hérités d’un autre âge. C’est dans ce contexte que nous souhaitons proposer des espaces d’expression pour celles et ceux qui proposent une lecture différente, interrogent notre manière de faire société et luttent contre les assignations… ».
Vaste programme aurait pu ironiser le Général. En poursuivant ma lecture j’apprends que Rokhaya Diallo est invitée aux côtés d’autres guest-stars, néo-apôtres de la religion éveillée, toutes adoubées par les réseaux sociaux et les plateaux médiatiques qui font l’actualité. Je plie le tract, dépité, pour le glisser dans ma poche et poursuis ma promenade en traversant le parc Paul Mistral. Des images de Février 1968 me reviennent forcément en mémoire. Le Général de Gaule, justement, inaugure les jeux olympiques d’hiver. La vasque olympique monumentale érigée pour l’occasion par le sculpteur César et embrasée en 68 par Alain Calmat, est toujours dressée à l’entrée ouest du parc. Je l’effleure comme on le ferait d’une relique. Puis les images de la victoire de Jean-Claude Killy, émergeant en plein saut des bosses du coq (situées au niveau de la cassure du col de la Balme) lors de la terrible descente de Casserousse, resurgissent et m’arrachent un sourire. Je me souviens que mon cœur d’enfant avait explosé d’une joie jubilatoire. En ce temps là, nous étions tous, mes camarades, mon frère et moi, des Jean-Claude Killy.
Je rebrousse chemin pour aller saluer le Lycée Champollion. Je rejoins ainsi le cours Lafontaine que je remonte vers le nord, et je le retrouve, ému. ‘Champo’ est le bahut où j’ai effectué mes classes préparatoires, maths-sup et maths-spé, il y a bien des décennies déjà. Ses façades sont salies de hiéroglyphes des temps décoloniaux, mais il est resté tel quel, comme si, pour lui, le temps s’était arrêté. Je ne peux m’empêcher de me hisser sur les appuis en pierre pour atteindre les fenêtres basses qui bordent la contre-allée piétonne. Les tables, les chaises, les tableaux noirs qui crissent sous la craie sont demeurés très proches de ceux qui hantent mes souvenirs de taupin. Des vidéos-projecteurs, seule concession faite à la modernité, sont venus garnir les hauts plafonds voûtés.
J’effectue un petit détour avenue Félix Viallet. C’est là que j’ai préparé et soutenu ma thèse en traitement du signal. Les laboratoires de recherche en sciences du numérique ont déménagé depuis longtemps pour rejoindre le campus de Saint Martin d’Hères, mais le bâtiment du début du 20ème siècle qui nous accueillait vers la fin des années 80, transpirants l’été et grelottant l’hiver sous ses combles mansardées, est toujours debout, plutôt fringant même.
Mon errance touche à sa fin, mes pas me conduisent enfin à destination : MINATEC, un bâtiment moderne, hightech, érigé malgré le militantisme exacerbé des écologistes brandissant bien haut le sacro-saint principe de précaution, idéologiquement contre tout progrès scientifique susceptible de modifier les écosystèmes (autrement dit anti-tout). Que la plupart d’entre eux acceptent malgré les postures de se faire vacciner avec des vaccins à ARN-messager ne m’offusque même plus, signe que je m’assagis. MINATEC héberge le campus d’innovation en nano et micro technologies. C’est ici que se tiendra sur deux jours la conférence débat à la mémoire de Louis Néel, prix Nobel de physique en 1970, ton âge d’or selon moi, très chère ville de Grenoble2. Le CNRS et l’UGA organisent cet événement mémoriel. L’UGA, i.e. l’Université Grenoble Alpes (ne me demandez pas pourquoi la préposition a disparu), est un établissement d’enseignement supérieur et de recherche très récemment constitué, essentiellement pour intégrer le classement international de Shanghai. Il réunit les sciences humaines et les sciences dites dures. A mon époque, l’Université Joseph Fourier (mathématicien et physicien français, ancien préfet de Napoléon) regroupait les sciences (dures) et l’Université Stendhal (qu’on ne présente pas, en principe) rassemblait les sciences humaines. Sans doute ces dénominations passéistes étaient-elles devenues obsolètes, ‘faisaient trop peu société’ dirait-on aujourd’hui, en manquant franchement d’inclusivité au sens des critères wokes actuels.
Quel impact médiatique auront les 50 ans du Nobel de Néel dans ce mois du décolonialisme Grenoblois ? Que pèsent en effet les découvertes sur l’antiferromagnétisme et le ferrimagnétisme face aux théories racialistes, décolonialistes, inter-sectionnelles et historico-déconstructiviste ? Soyons lucides ! L’événement aura un poids purement anecdotique. Le retentissement de ces journées ne touchera guère plus que les milieux scientifiques avertis, et encore, principalement les représentants d’âge mûr des disciplines concernées. De nos jours, si le tapis rouge de l’Elysée est déroulé pour McFly et Carlito, qui a entendu parler d’Emmanuelle Charpentier ?
Napoléon, Champollion, Stendhal, Fourier, de Gaulle, Killy, Néel, toutes ces légendes qui ont fait la grandeur passée de Grenoble et de la France, seront peut-être bientôt emportés par la tornade déboulonnante d’une cancel culture glaçante.
Alors, si vous êtes de passage à Grenoble les 10 ou 11 juin, n’hésitez pas à pousser la porte du bâtiment MINATEC, osez pénétrer dans l’amphi qui donne sur le parvis Louis Néel. Vous vivrez sans doute un événement unique autant qu’éphémère. Cela changera éventuellement l’image que vous pourriez vous faire de cette ville coincée au fond des vallées du Drac et de l’Isère.
À défaut de pouvoir participer à ce petit cycle de conférences intitulé « Louis Néel, 50 ans après le Nobel », si vous souhaitez creuser une page d’histoire (romancée) de la vie de Louis Néel, je vous conseille vivement la lecture d’«Épopée d’un été dans la vie d’un homme hors ligne – épopée de Louis Néel, prix Nobel de physique – »3, une pépite étonnante et méconnue, un petit livre improbable dont je ne peux résister à reproduire ici le résumé :
« Ce récit est une fiction. Il est nourri par les pages autobiographiques présentes au début de l’ouvrage «Un siècle de Physique écrit par Louis Néel en 1991». Ce récit retrace le parcours épique d’un scientifique pendant la débâcle de 1940. Louis est mobilisé au CNRS pour résoudre le problème des navires menacés par les mines magnétiques allemandes. C’est le parcours fabuleux de ce physicien qui, partant du 13, quai d’Orsay à Paris atteindra l’Arsenal de Toulon, puis les ports de Brest et Cherbourg, pour finir à Alger. Le projet de recherche à Grenoble, l’idée de rassembler des hommes d’exception, capables de résister, capables d’innover, de revigorer et propulser toute une ville en devenir a mûri au cours de cet été 1940. Le prix Nobel de Physique viendra quelques décennies plus tard couronner cette vie d’exception.«
Avant de reprendre le train qui m’emportera vers l’Ouest, je ne manquerai pas de grimper sur les crêtes environnantes pour tirer ma révérence aux Colosses de bois, de roche, de neige et de glace qui ont couvé mon enfance. Que ces fiers massifs de Belledonne, du Vercors et de la Chartreuse, fidèles gardiens de la porte des Alpes, veillent sur toi, noble citée jadis si lumineuse. Je prierai, en agnostique obstiné, pour qu’un jour prochain, ils puissent témoigner de ta renaissance.
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1 http://mixarts.org/association/evenement/du-2-au-29-06-le-mois-decolonial/
2 http://nobel50.neel.cnrs.fr/index.php/10-11-juin-2021/
3 https://www.amazon.fr/Epop%C3%A9e-dans-homme-hors-ligne/dp/167993984X