Retour à Greenobel, au coeur du Wokistan

de Louis Néel à Rokhaya Diallo

D’aucuns ont la dent dure envers toi. On te considère, ici peu accueillante, là sans grandeur d’âme. Parfois ta laideur est mise en exergue et l’on se moque volontiers de ton peu de caractère. Il est vrai que ces dernières années tu défraies la chronique plus que de raison pour des ‘incivilités’ (certes, cet euphémisme recouvre parfois d’un voile pudique une sauvagerie sans nom) qui sapent ta réputation. Certains de tes détracteurs les plus virulents n’hésitent pas à t’affubler outrageusement du sobriquet de «Chicago des Alpes».

Pourtant, chaque fois que mes yeux se posent sur toi, après de longs mois, parfois de longues années d’absence, je me surprends à éprouver un doux pincement au cœur. Pour moi qui t’ai connue enfant, tu es comme un ancien port d’attache. Je connais bien tes charmes discrets que tu caches par modestie ou par pudeur le long de tes quais, au détour d’une ruelle pavée de la vielle ville ou d’une place piétonne.

J’avais de longue date décidé de te rendre une courte visite, au début du mois de juin. A cette période de l’année qui hésite entre le printemps et l’été, la canicule n’a pas encore pris possession de tes avenues ni de tes terrasses. Les arbres, embellis à leur pied par des parterres de fleurs aux vives couleurs bigarrées et impressionnistes, arborent encore fièrement leur couronne bruissante d’un vert vivace.

En sortant de la gare, à deux pas de l’École de Management, je longe une fresque de Marie Killy peinte en trompe-l’œil sur un pignon d’immeuble le long de la rue du Colonnel Denfert-Rochereau : des pigeons aux allures de colombes prennent leur envol dans un ciel azuré. L’un d’entre eux en profite pour sortir du cadre, symbole de l’émancipation des idées et des découvertes ? Ici aussi le street-art tente de contester l’espace urbain aux tags agressifs qui ruinent la plupart des façades. Quelques «Fuck la police» et autres «ACAB» balisent tristement ma progression qui prend bien vite la forme d’un pèlerinage. Je ramasse un tract ‘égaré’ que la brise a rendu bohème. En m’apprêtant à le déposer dans une poubelle en fer forgée venue à ma rencontre, mon regard s’arrête sur son titre accrocheur «Juin 2021, le mois décolonial. Pour l’émancipation, l’écologie et la justice sociale»1. Ma curiosité l’emporte et j’entame la lecture du tract :

« DÉCONSTRUIRE L’IMAGINAIRE COLONIAL –

Printemps arabes, Black Lives Matter, Me Too, affaire Adama Traoré, manifestations pour l’environnement, la dernière décennie est secouée par une furieuse et réjouissante envie d’en finir avec le mépris. Partout dans le monde, les peuples expriment leur désir d’émancipation, de liberté, de renouveau. Partout, cette énergie stimulante et cette dynamique salutaire sont confrontées aux postures défensives d’une minorité bien assise, arc-boutée sur ses privilèges hérités d’un autre âge. C’est dans ce contexte que nous souhaitons proposer des espaces d’expression pour celles et ceux qui proposent une lecture différente, interrogent notre manière de faire société et luttent contre les assignations… ».

Vaste programme aurait pu ironiser le Général. En poursuivant ma lecture j’apprends que Rokhaya Diallo est invitée aux côtés d’autres guest-stars, néo-apôtres de la religion éveillée, toutes adoubées par les réseaux sociaux et les plateaux médiatiques qui font l’actualité. Je plie le tract, dépité, pour le glisser dans ma poche et poursuis ma promenade en traversant le parc Paul Mistral. Des images de Février 1968 me reviennent forcément en mémoire. Le Général de Gaule, justement, inaugure les jeux olympiques d’hiver. La vasque olympique monumentale érigée pour l’occasion par le sculpteur César et embrasée en 68 par Alain Calmat, est toujours dressée à l’entrée ouest du parc. Je l’effleure comme on le ferait d’une relique. Puis les images de la victoire de Jean-Claude Killy, émergeant en plein saut des bosses du coq (situées au niveau de la cassure du col de la Balme) lors de la terrible descente de Casserousse, resurgissent et m’arrachent un sourire. Je me souviens que mon cœur d’enfant avait explosé d’une joie jubilatoire. En ce temps là, nous étions tous, mes camarades, mon frère et moi, des Jean-Claude Killy.

Je rebrousse chemin pour aller saluer le Lycée Champollion. Je rejoins ainsi le cours Lafontaine que je remonte vers le nord, et je le retrouve, ému. ‘Champo’ est le bahut où j’ai effectué mes classes préparatoires, maths-sup et maths-spé, il y a bien des décennies déjà. Ses façades sont salies de hiéroglyphes des temps décoloniaux, mais il est resté tel quel, comme si, pour lui, le temps s’était arrêté. Je ne peux m’empêcher de me hisser sur les appuis en pierre pour atteindre les fenêtres basses qui bordent la contre-allée piétonne. Les tables, les chaises, les tableaux noirs qui crissent sous la craie sont demeurés très proches de ceux qui hantent mes souvenirs de taupin. Des vidéos-projecteurs, seule concession faite à la modernité, sont venus garnir les hauts plafonds voûtés.

J’effectue un petit détour avenue Félix Viallet. C’est là que j’ai préparé et soutenu ma thèse en traitement du signal. Les laboratoires de recherche en sciences du numérique ont déménagé depuis longtemps pour rejoindre le campus de Saint Martin d’Hères, mais le bâtiment du début du 20ème siècle qui nous accueillait vers la fin des années 80, transpirants l’été et grelottant l’hiver sous ses combles mansardées, est toujours debout, plutôt fringant même.

Mon errance touche à sa fin, mes pas me conduisent enfin à destination : MINATEC, un bâtiment moderne, hightech, érigé malgré le militantisme exacerbé des écologistes brandissant bien haut le sacro-saint principe de précaution, idéologiquement contre tout progrès scientifique susceptible de modifier les écosystèmes (autrement dit anti-tout). Que la plupart d’entre eux acceptent malgré les postures de se faire vacciner avec des vaccins à ARN-messager ne m’offusque même plus, signe que je m’assagis. MINATEC héberge le campus d’innovation en nano et micro technologies. C’est ici que se tiendra sur deux jours la conférence débat à la mémoire de Louis Néel, prix Nobel de physique en 1970, ton âge d’or selon moi, très chère ville de Grenoble2. Le CNRS et l’UGA organisent cet événement mémoriel. L’UGA, i.e. l’Université Grenoble Alpes (ne me demandez pas pourquoi la préposition a disparu), est un établissement d’enseignement supérieur et de recherche très récemment constitué, essentiellement pour intégrer le classement international de Shanghai. Il réunit les sciences humaines et les sciences dites dures. A mon époque, l’Université Joseph Fourier (mathématicien et physicien français, ancien préfet de Napoléon) regroupait les sciences (dures) et l’Université Stendhal (qu’on ne présente pas, en principe) rassemblait les sciences humaines. Sans doute ces dénominations passéistes étaient-elles devenues obsolètes, ‘faisaient trop peu société’ dirait-on aujourd’hui, en manquant franchement d’inclusivité au sens des critères wokes actuels.

Quel impact médiatique auront les 50 ans du Nobel de Néel dans ce mois du décolonialisme Grenoblois ? Que pèsent en effet les découvertes sur l’antiferromagnétisme et le ferrimagnétisme face aux théories racialistes, décolonialistes, inter-sectionnelles et historico-déconstructiviste ? Soyons lucides ! L’événement aura un poids purement anecdotique. Le retentissement de ces journées ne touchera guère plus que les milieux scientifiques avertis, et encore, principalement les représentants d’âge mûr des disciplines concernées. De nos jours, si le tapis rouge de l’Elysée est déroulé pour McFly et Carlito, qui a entendu parler d’Emmanuelle Charpentier ?

Napoléon, Champollion, Stendhal, Fourier, de Gaulle, Killy, Néel, toutes ces légendes qui ont fait la grandeur passée de Grenoble et de la France, seront peut-être bientôt emportés par la tornade déboulonnante d’une cancel culture glaçante.

Alors, si vous êtes de passage à Grenoble les 10 ou 11 juin, n’hésitez pas à pousser la porte du bâtiment MINATEC, osez pénétrer dans l’amphi qui donne sur le parvis Louis Néel. Vous vivrez sans doute un événement unique autant qu’éphémère. Cela changera éventuellement l’image que vous pourriez vous faire de cette ville coincée au fond des vallées du Drac et de l’Isère.

À défaut de pouvoir participer à ce petit cycle de conférences intitulé « Louis Néel, 50 ans après le Nobel », si vous souhaitez creuser une page d’histoire (romancée) de la vie de Louis Néel, je vous conseille vivement la lecture d’«Épopée d’un été dans la vie d’un homme hors ligne – épopée de Louis Néel, prix Nobel de physique – »3, une pépite étonnante et méconnue, un petit livre improbable dont je ne peux résister à reproduire ici le résumé :

« Ce récit est une fiction. Il est nourri par les pages autobiographiques présentes au début de l’ouvrage «Un siècle de Physique écrit par Louis Néel en 1991». Ce récit retrace le parcours épique d’un scientifique pendant la débâcle de 1940. Louis est mobilisé au CNRS pour résoudre le problème des navires menacés par les mines magnétiques allemandes. C’est le parcours fabuleux de ce physicien qui, partant du 13, quai d’Orsay à Paris atteindra l’Arsenal de Toulon, puis les ports de Brest et Cherbourg, pour finir à Alger. Le projet de recherche à Grenoble, l’idée de rassembler des hommes d’exception, capables de résister, capables d’innover, de revigorer et propulser toute une ville en devenir a mûri au cours de cet été 1940. Le prix Nobel de Physique viendra quelques décennies plus tard couronner cette vie d’exception.« 

Avant de reprendre le train qui m’emportera vers l’Ouest, je ne manquerai pas de grimper sur les crêtes environnantes pour tirer ma révérence aux Colosses de bois, de roche, de neige et de glace qui ont couvé mon enfance. Que ces fiers massifs de Belledonne, du Vercors et de la Chartreuse, fidèles gardiens de la porte des Alpes, veillent sur toi, noble citée jadis si lumineuse. Je prierai, en agnostique obstiné, pour qu’un jour prochain, ils puissent témoigner de ta renaissance.

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1 http://mixarts.org/association/evenement/du-2-au-29-06-le-mois-decolonial/

2 http://nobel50.neel.cnrs.fr/index.php/10-11-juin-2021/

3 https://www.amazon.fr/Epop%C3%A9e-dans-homme-hors-ligne/dp/167993984X

Dernières mises à jours avant le monde d’après ?

« … Ma conviction est que nous devons aborder ce sujet en faisant d’abord preuve de transparence et d’une évaluation juste. C’est pourquoi j’ai lancé de nouvelles plateformes pour lutter contre la discrimination, le racisme, etc. Deuxièmement, un dialogue calme et ouvert pour comprendre comment cela s’est passé et d’une certaine manière déconstruire notre propre histoire, mais sans aucune confusion, nos histoires sont très différentes… »1, ainsi s’exprimait le Président Emmanuel Macron le 18 avril 2021 sur CBS (Columbia Broadcasting System) News, en réponse à une question de Margaret Brennan relative, entre autres, au passé colonial de la France et aux discriminations, inégalités ou racismes existants en France, comparés à la situation étasunienne du moment.

Que doit-on entendre par déconstruction de notre propre histoire ? Le politique peut-il être le donneur d’ordre d’une déconstruction de l’histoire ? Dans quel but ? S’agit-il d’une forme d’uchronie qui consiste à reconstruire un nouveau roman national à l’image de la composition (ou est-ce de la dé-composition) du pays telle qu’elle se dessine aujourd’hui ?

Les faits historiques sont ce qu’ils sont. Ce qui fait la France ce sont les valeurs et les idées élaborées depuis l’antiquité qui sous-tendent notre idéal, notre constitution, non l’origine ethnique ou les gènes, certainement pas la couleur de peau. Nos aînés, nos professeurs, l’école de la république, tous ceux qui nous ont permis de nous élever pour devenir des adultes conscients, éclairés, humanistes, libres et responsables constituent le creuset de la république française.

Que représente ici, dans la bouche de notre président, la déconstruction de l’histoire, si ce n’est une manifestation d’allégeance, d’alignement ou de soumission à la culture woke en vogue outre-atlantique ? Cette culture de la suppression (cancel-culture), prônée par les nouveaux apôtres auto-proclamés du bien, augure d’une déconstruction des valeurs occidentales héritées des lumières, sans doute bien trop blanches à leurs yeux, en particulier les valeurs universalistes, celles sur lesquelles repose notre conception de la laïcité, et qui, jusque là, nous ont unis malgré nos différences.

Remplacées par des critères genrés, racialistes, intersectionnels et dé-colonialistes, quantifiées via les fameuses « nouvelles plateformes transparentes anti-discrimination» et les réseaux sociaux, la reconstruction du meilleur des mondes sur les ruines de notre histoire déconstruite promet (comme certaines Cassandres l’évoquent déjà) d’être pavée d’affrontements communautaristes.

A l’heure où le dernier rapport de prospective à 20 ans du NIC (National Intelligence Council)2 vient d’être publié, risquons-nous à une projection Psychohistorique3 au sens de Nat Schachner et d’Asimov : dans un terme à peine plus lointain, sous les assauts des tentations idéologiques, bien sûr toutes empanachées de bonnes intentions, totalitaires, universelles et numériques, le racisme sera définitivement éradiqué, dixit le futur CBS (Cancel Bureau of Statistics)4, la couleur de peau et le genre devenant le cadet des soucis de l’humain du monde d’après, avec ou sans matrice, réinitialisé, connecté, augmenté, gavé de prêches médiatiques bien-pensants, surveillé par s.on.a voisin.e, sa e-social-community et le néo-système éveillé (comprendre en alerte ou aux aguets). Hommo sapiens pourra alors disparaître au profit d’hommo stultus, un être définitivement reprogrammé, soumis et lobotomisé.

« Celui qui contrôle le passé contrôle le futur. Celui qui contrôle le présent contrôle le passé »5. Mais qui s’est installé sur le trône du maître des horloges ? Et aujourd’hui n’est-il pas déjà un peu demain ?

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1 https://www.youtube.com/watch?v=zGBWkWkOFxI (extrait situé entre les 20ième et 25ième minutes), «My conviction is that we must tackle this subject by, first, demonstrating transparency and fair assessment. That’s why I launched new platforms to fight against discrimination, racism, etc. Secondly, a calm and open dialogue to understand how it happened and in a way to deconstruct our own history, but without any confusion, our histories are very different »

2 https://www.dni.gov/files/ODNI/documents/assessments/GlobalTrends_2040.pdf

3 La psychohistoire est une science fictive imaginée par l’auteur de science-fiction Nat Schachner puis développée plus largement par Isaac Asimov dans le cycle Fondation.

4 Le CBS est purement imaginaire, on pourrait l’assimiler au bureau du recoupement du ministère de l’information (c.f. Brazil, film de Terry Gilliam, 1985).

5 « Those who control the past control the future, and those who control the present control the past », George Orwell, 1984.

Promenade le long des décimales de Pi

La 7ème édition du rapport d’analyse de prospective globale pour les vingt prochaines années du NIC1 (National Intelligence Council) vient de sortir. On peut contester ou adhérer à la vision atats-unienne ou occidentale (le rapport de prospective produit il y a deux ans par l’Union Européenne2 comporte des similitudes importantes avec l’analyse du NIC) que ce rapport de 156 pages propose sur l’avenir de la planète et de ses habitants. Je ne me risquerai pas à porter un quelconque jugement sur les évolutions possibles des forces environnementales, sociétales, économiques et culturelles qui façonneront, selon le NIC, les sociétés humaines de demain. Ce qui par contre me semble frappant c’est l’ampleur du champ des possibles envisagés dans ce rapport, caractéristique à mon sens de l’époque instable que nous traversons. Les cinq scenarii proposés par le NIC sont intitulés (en espérant que ma traduction n’est pas trop éloignée du sens recherché par les auteurs du rapport) :

  1. renaissance des démocraties,
  2. un monde à la dérive,
  3. coexistence compétitive,
  4. silos (ou blocs) séparés,
  5. tragédie et mobilisation.

Si les scenarii 1 et 3 peuvent paraître plus acceptables, les scenarii 2,4,5 sont potentiellement beaucoup plus anxiogènes.

Nous serions donc, d’après le NIC, à la croisée des chemins, à proximité d’un point de bifurcation, pour reprendre la terminologie de la théorie du chaos3, conduisant à des futurs a priori très divergents. Nul besoin d’être grand clerc pour deviner que des causes significatives, comme le réchauffement climatique, la pression démographique et l’emprise croissante du numérique, prolongeront les grands bouleversement initiés en ce début de millénaire. Ceux-ci sont essentiellement liés à l’accès aux ressources, comme les terres fertiles, l’eau, les terres rares et l’énergie, mais aussi à l’accès au travail, aux soins et à la redistribution des richesses.

Les conflits émergents que nous promettent ces différents scenarii sont-ils évitables, ou a minima pourront-ils être amortis ? Le NIC ne s’avance pas à ce sujet : en proposant pas d’estimations sur leur vraisemblance, il ne hiérarchise pas les scenarii. Il affiche au contraire selon moi son manque de confiance sur la capacité de l’humanité à gérer des problèmes globaux, i.e. à l’échelle de la planète. Au regard du grand écart proposé par les scénarii du NIC, on est conduit à faire le constat frustrant que tout est écrit, mais rien n’est pleinement anticipable ou globalement prédictible.

Cette frustration m’évoque les suites ou nombres univers de Jean-Paul Delahaye4. La théorie des nombres, l’un des champs les plus ardus des mathématiques pures, est parfois troublante dans ses implications. Elle permet par exemple d’établir, assez trivialement d’ailleurs, que tout est déjà écrit. Plus précisément tout ce qui a été écrit par le passé mais aussi tout ce qui sera écrit dans le futur préexistent au sein de certains nombres que l’on qualifie de nombres univers.

Aussi troublant que cela puisse paraître, il est possible de s’en convaincre aisément. Si l’on convient que chaque texte est fini, i.e. qu’il contient un nombre fini de signes, alors chaque texte peut être représenté sous la forme d’un nombre entier, potentiellement très grand. On peut par exemple associer à chaque signe un entier compris entre 0 et 127, un code ASCII5. Par concaténation des codes associés aux signes du texte on obtient ainsi un nombre entier naturel qui encode le texte lui-même.

Chaque année, un nombre fini de textes est produit, du moins sur notre planète. Si l’on se projette vers l’avenir, sans limite temporelle, en supposant que l’humanité subsiste sous une forme ou une autre, un nombre infini, mais dénombrable, de textes sera produit, et chacun sera associé à un nombre entier, autrement dit un élément de l’ensemble des entiers naturels N.

Si l’on examine la suite U=012345678910111213141516171819202122… obtenue par concaténation des nombres entiers pris dans l’ordre dans l’ensemble des entiers naturels N, alors, par construction, U recouvre N. En effet, tout entier naturel n pris dans N correspond à la n-ieme concaténation constitutive de U, autrement dit n s’exprime comme une sous-séquence de chiffres de U.

U est appelée suite univers (en base 10). Tout nombre réel dont la suite des décimales est une suite univers est appelé nombre univers. On conjecture que le nombre Pi (le ratio entre la circonférence et le diamètre d’un cercle) est un nombre univers, la preuve reste cependant à établir. En conséquence, tout ce qui peut être écrit l’a, d’une certaine manière, déjà été. On peut également considérer que notre avenir est très probablement déjà inscrit dans les décimales de Pi.

Mais si “Tout est écrit”, rien n’est déterminé pour autant. Si nous tenions à jour le journal quotidien de nos activités, un journal intime, celui-ci existerait déjà dans sa globalité dans les décimales de Pi. Toutefois, la position de celui-ci dans la suite des décimales ne sera déterminée qu’à notre mort. À moins d’être un adepte du stoïcisme, il ne tient donc qu’à nous, pour autant que nous en soyons capables, de choisir parmi l’ensemble infini des histoires écrites, celle qui sera la nôtre.

Tout est donc écrit, mais tant d’aléas demeurent ! Il en va de même pour l’histoire de l’humanité et de son avenir, comme le confirme le rapport du NIC.

Puissent le ou les grands timoniers œuvrant à la destinée du monde faire partie des rationalistes humanistes éclairés. Puissent-ils nous engager dans la moins mauvaise des directions, en surfant sur des décimales de Pi engageantes, et pourquoi pas, aussi inspirantes que les 66 (nombre semi-parfait) premiers éléments de la suite.

Que j’aime à faire apprendre ce nombre utile aux sages !3 1 4 1 5 9 2 6 5 3 5
Immortel Archimède, artiste ingénieur,8 9 7 9
Qui de ton jugement peut priser la valeur ?3 2 3 8 4 6 2 6
Pour moi, ton problème eut de pareils avantages.4 3 3 8 3 2 7 9
Jadis, mystérieux, un problème bloquait5 0 2 8 8
Tout l’admirable procédé, l’œuvre grandiose4 1 9 7 1 6 9
Que Pythagore découvrit aux anciens Grecs.3 9 9 3 7 5
0 quadrature ! Vieux tourment du philosophe1 0 5 8 2 9
Insoluble rondeur, trop longtemps vous avez9 7 4 9 4 4
Défié Pythagore et ses imitateurs…5 9 2 3 0…
Pour obtenir les premières décimales de Pi, chaque mot de ce poème peut être remplacé par le nombre de lettres qui le composent6.

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1 https://www.dni.gov/files/ODNI/documents/assessments/GlobalTrends_2040.pdf

2 https://ec.europa.eu/assets/epsc/pages/espas/index.html

3 Pierre Bergé, Yves Pomeau et Monique Dubois-Gance, Des rythmes au chaos, Collection Opus 64, Éditions Odile Jacob, 1997

4 Jean-Paul Delahaye, « Les nombres univers », Pour la science, no 225,‎ juillet 1996, p. 104-107

5 https://fr.wikibooks.org/wiki/Les_ASCII_de_0_%C3%A0_127/La_table_ASCII

6 Alphonse Rebière, Mathématiques et mathématiciens 1898 (p. 383-384).

Éloge de l’impureté

L’impureté est définie comme l’état d’une entité qui n’est pas pure. Sa définition est relative à la notion de pureté, qui qualifie quelque chose qui n’est ni altéré, ni vicié, ni pollué.

L’impureté est ainsi bien souvent perçue comme un défaut, une anomalie, une imperfection, une altération néfaste. C’est le cas en mécanique des matériaux par exemple, où celle-ci peut nuire de manière catastrophique à leur résistance.

Pourtant, l’impureté peut être parfois bénéfique. En physique électronique1 par exemple, les impuretés ajoutées, lors d’un processus dit de dopage, à un réseau cristallin de silicium permet de produire les semi-conducteurs nécessaires aux équipements électroniques ubiquitaires qui maillent nos sociétés hautement numériques et connectées.

Elle est par ailleurs présente partout dans le monde du vivant, à tel point que l’on pourrait se demander si un monde pur demeure viable.

Le cristal est un exemple d’entité pure. La structure atomique du cristal est ordonnée selon un réseau périodique dans les trois directions de l’espace. La vie a beaucoup de mal à se développer dans de telles structures, comme on peut l’observer dans les déserts de sel (constitués principalement de chlorures, sulfates, nitrates, borates, etc.) organisés en strates cristallines plus ou moins larges. Dans de tels écosystèmes, la vie ne se développe qu’en présence d’impureté en masse et en volume suffisant, en particulier en présence d’eau qui a la faculté de dissoudre les cristaux et de produire une soupe parfois riche et propice à l’émergence de la vie.

En génétique2, le large brassage des gènes mais aussi l’apport d’impureté, c’est à dire l’apport de gènes nouveaux, en particulier obtenus par mutation, évite l’appauvrissement du patrimoine génétique et assure une meilleure adaptation des populations aux évolutions des écosystèmes dans lesquels ils survivent.

L’exemple suivant montre l’impact du taux de mutation sur la convergence d’un algorithme génétique3 dont l’objectif est de deviner par essais-erreurs une chaîne de caractères inconnue fixée initialement. L’algorithme a uniquement accès à la connaissance de la distance entre les chaînes de caractères qu’il est susceptible de produire et la chaîne inconnue à retrouver, à l’instar du jeu du MasterMind. Dans cet exemple, les génotypes, ou codes génétiques, correspondent aux chaînes de caractères, chaque phénotype (ou gène) étant associé à un caractère positionné dans la chaîne. Pour notre exemple, la taille de la population est fixée à 400 individus et le taux de reproduction des individus est de 90%. L’exemple montre que si le taux de mutation est suffisamment élevé, i.e. si l’on introduit un taux d’impureté de 10% dans la population des génotypes (cf. colonne 2), l’algorithme parvient en 200 générations environ (cf. colonne 1) à retrouver la chaîne inconnue : “l’insoutenable légèreté de l’être”4. Ce n’est plus le cas si le taux de mutation est nul ou très faible, i.e. 0.1%. Dans ce dernier cas (cf. colonne 3), l’algorithme ‘tombe’ dans un puits de potentiel dont il est incapable de s’extraire. À noter que l’alphabet à partir duquel les chaînes sont construites est constitué de 256 symboles (codes ASCII), ce qui induit pour des chaînes de 33 caractères (la longueur de la chaîne inconnue dans notre exemple) un ensemble de recherche contenant 25633 ~ 2,96 × 1046 éléments, soit un peu plus de la racine carré des 5 × 1080 atomes contenus dans la partie observable de notre Univers.

#GénérationsProbabilité de mutation = .1Probabilité de mutation = .001
10’54\x87X\x9fp¢\x8f;ÈfOYg3\x8bûzÅTp\x11è\x07\x7f$P\x875ék?\x82′‘C<g)\x84peoTe_JÄ\x8b\t\x80¨J\xa0\x80}¢ô(vQ\x12Ayð\x8bM\x9d’
20‘Z\x03Ejnu\x19\x8d\x8djlesLTlÖ_øzafä*Tz\x1e\x875éun\x86’‘C<gw\x84pezTe_JÄb0\x7fÏgß\x80}oô(vz\x05a4ð\x8bM\x9d’
30‘c:gjulnesjlesL »@âdìz_vè*TV\x1e\x875éuZ\x8f’‘C<qt\x84pqsTe_~rb r÷gßuunô(zz!a4ðnM\x9d’
40‘Z:gjulqjsjlesg »lâdìzbvæ*TY\x1e\x821éun\x86’‘C%gt\x84pqsTe_avb rßgßuuxò(oW!a\x1fðpM\x9d’
50‘Z4ijupqjsjfesg »lçgìz_sè%TY\x1e{0éun\x86’‘C%gt\x84pqsTe_arb nêgßuuxò(oW!a+ðpM\x9d’
60‘Z4foupujsjfeng »lçgìzavè TY\x1e{(éun\x82’‘C%gs\x84ptsTe_arb nêgßuuxò(mW!a+ðpM\x9d’
70‘V4inupqosjaemg »légézdrê!X^\x1e{(éun\x88’‘C%gs\x84ptsTe_arb nêgßuuxò(mY!a+ðpM\x9d’
80‘V-inupuoijaemg »légèudrè X^\x1e{(étn\x84’‘C%gs\x84ptsTe_arb nêgßurxò(mY!a+ðpM\x9d’
90‘V-intputfjabmg »légèudrè \\`\x1e{(étn\x84’‘C%gs\x84ptsTe_arb nêgßuoxò(mY!a+ðpM\x9d’
100‘V/inuputdjaamg »légèrdrè a`\x1ev(étr\x80’‘C%gs\x84ptsTe_arb nêgßuoxò(mY!a+ðpM\x9d’
110‘Q(inuputfnaemg »légèrdsè ae\x1ev(étr\x81’‘C%gs\x84ptsTe_arf nêgßuoxò(mY!a+ðpM\x9d’
120‘V(intoutfnabmg légèrdtè de\x1es(étrz’‘C%gs\x84ptsTe_arf nêgßuoxò(mY!c+ðpM\x9d’
130Q(intoutfnabme légèrdtè de\x1fn’étrz‘C%gs\x84pttTe_arf nêgßuoxñ(mY!c+ðpM\x9d’
140Q(intputfnabme légèrdtè de\x1fn’étrq‘C%gs\x84pttTe_arf nêgãuoxñ(mY!c+ðpM\x9d’
150Q(insoutfnable légèrdtè de\x1fn’étrl‘C%gs\x84pttTe`arf nêgãuoxñ(mY!c+ðpM\x9d’
160L(insoutfnable légèreté de\x1fl’êtrq‘C%gs\x84pttTe`arf nêgãuoxñ(mY!c+ðpM\x9d’
170L(insoutfnable légèreté de\x1fl’êtrl‘C%gs\x84pttTe`arf nêgãuoxñ(mY!c+ðpM\x9d’
180L(insoutfnable légèreté de\x1fl’êtrh‘D%gs\x84pttTe`arf nêgãuoxñ(mY!c+ðpM\x9d’
190L(insoutenable légèreté de\x1fl’êtrh‘D%gs\x84pttTe`arf nêgãuoxñ(mY!c+ëpM\x9d’
200L’insoutenable légèreté de l’être‘D%gs\x84pttTe`arf nêgèuoxñ(mY\x1fc+ðpM\x9d’
210L’insoutenable légèreté de l’être‘D%gs\x84pttTe`anf nêgãsoxñ(mY!c+ðpM\x9d’
220L’insoutenable légèreté de l’être‘D%gs\x84pttTe`anf nêgãsoxñ(mY!c+ðpM\x9d’
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Convergence de l’algorithme génétique en fonction de la génération et de la probabilité de mutation

L’impureté, on le voit, a donc une utilité que ce soit en biologie, en physique électronique, en informatique, en optimisation, et sans doute dans bien d’autres domaines des sciences dites dures.

Mais cela vaut également en sciences humaines, notamment sociales ou sociétales. « Si deux hommes ont toujours la même opinion, l’un d’eux est de trop » disait Winston Churchill. Naturellement, la diversité prévaut aussi dans la genèses des idées et des opinions quel que soit le domaine. De leur confrontation naissent la richesse et la nouveauté. La pensée unique, l’adage dogmatique sont irrémédiablement sources d’appauvrissement, la pensée hors cadre potentiellement source de création, d’innovation et de progrès.

Alors, pour faire face à l’insoutenable pureté des mondes ‘idéalisés’ que sont prompts à nous vendre certains idéologues, peu importe leur obédience, la lucidité n’impose-t-elle pas de défendre pied à pied les seuls garants de la diversité des hommes et des idées que sont l’universalisme et la laïcité ?

N’est-il pas crucial de prêter une oreille éclairée, de temps à autre, aux lanceurs d’alerte, aux voies dissidentes, aux troubadours, aux marginaux, aux impertinents, aux artistes, aux fous du roi, aux mouches du coche, aux grains de sable ou de folie, à nos Charlie, à nos détracteurs, aux troublions qui contestent l’ordre et la morale bien-pensante établis, et pourquoi pas à quelques unes de nos pensées non conformes, subversives ou contraires aux us et coutumes ? Qui sait, quelque chose de bon pourrait en sortir et notre survie, en tant qu’espèce, très probablement en dépend.

Tant que les saltimbanques auront droit de cité et que leurs chansons courront dans nos rues5, nous saurons que nous sommes libres.

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1 https://sites.google.com/site/transistorhistory/faraday-to-shockley

2 Griffiths AJ, Miller JH, Suzuki DT, Lewontin RC, Gelbart, eds. (2000). An Introduction to Genetic Analysis (7th ed.). New York: W. H. Freeman.

3 Genetic Algorithms in Search, Optimization, and Machine Learning, David Goldberg, Addison-Wesley Professional, 11 janvier 1989.

4 Titre du roman de Milan Kundera, Gallimard 1990.

5 « …Longtemps, longtemps, longtemps Après que les poètes ont disparu Leurs chansons courent encore dans les rues… », L’âme Des Poètes, chanson de Charles Trenet.