Indécidabilité et divine nécessité

Depuis la nuit des temps humains, depuis qu’Ève a croqué le fruit défendu pour certains, l’Homme cherche à comprendre. Ses avancées remarquables dans tous les domaines abordés constituent des univers en forte expansion de savoirs transmis de génération en génération. L’Humanité s’élève toujours plus haut, sans limite apparente, repoussant peu à peu les croyances et les Dieux vers les territoires restés, pour l’instant, inexplorés.

Bien sûr, cette élévation ne s’effectue pas sans heurt, parfois même est-il nécessaire de remettre Dieu à sa place. Les plus hardis comme Icare s’en sont brûlés les ailes. D’autres, comme Galilée, ont dû se dédire, leurs découvertes ayant été jugées blasphématoires en leur temps. Faire de l’ombre à Dieu n’est jamais sans risque, même si « E pur si muove! ».

L’homme s’élève malgré – ou est-ce grâce à ?- ses imperfections comme sa convoitise, son avidité, son orgueil, ses prétentions, son égoïsme, son caractère belliqueux et tant d’autres (une rapide recherche sur la toile permet de dénombrer plusieurs centaines de ‘défauts’) auxquelles s’ajoutent ses innombrables erreurs.

Certains poussent l’arrogance jusqu’à prétendre, comme Pierre-Simon de Laplace1, qu’ils n’ont pas besoin de l’hypothèse divine pour décrire le cosmos. Que dire des physiciens comme Stephen Hawking qui avancent pouvoir, un jour, établir la théorie du Tout2 ?

Dieu serait-il formalisable, du moins en partie ?

Quelques uns se sont risqués à ce périlleux exercice. La tentative de Kurt Gödel (1906-1978), un logicien célèbre d’origine autrichienne, est assez exemplaire. Gödel a proposé une preuve ontologique3 statuant sur la nécessaire existence de Dieu. Le paradigme formel utilisé par Gödel est une logique d’ordre supérieure qualifiée de logique modale classique. Celle-ci inclut notamment les modes possible et nécessaire. Ce qui est intéressant dans la proposition de Gödel n’est pas tant la preuve en soi, mais plutôt la manière avec laquelle il axiomatise le divin. Dans le formalisme proposé, Dieu est une entité définie comme toutes les autres par le biais de propriétés. Ces dernières sont supposées polarisées : elles sont soit positives, soit non-positives (le ou est ici exclusif). Pour Gödel, une entité divine se doit de posséder toutes les propriétés positives, et uniquement les propriétés positives. Gödel ne définit cependant pas le concept de positivité, il axiomatise simplement le fait que « être divin » est une propriété positive au même titre que la propriété d’existence (exister est positif). Ainsi la preuve existentielle de Dieu repose sur une propriété de positivité non définie qui laisse un goût d’inachevé. On peut également noter que, selon ce formalisme, l’Homme, entité imparfaite, donc par essence non divine, sera nécessairement associé à quelques propriétés non-positives4 (les marqueurs de son imperfection, incluant peut-être sa qualité de mortel ?), la non-positivité étant elle-même non définie.

On peut discuter et ergoter à l’infini sur l’intérêt de la proposition de Gödel ou sur les apparents paradoxes que celle-ci serait susceptible de faire émerger. Dieu reste pour beaucoup d’entre nous imperméable à toute formalisation. Pour rester dans le paradigme logique et dans le contexte des travaux de Gödel, n’est-il pas plus séduisant, et bien plus universel, de considérer que l’existence – au même titre que la non existence – d’une entité divine est indécidable5 ? Cela présente l’avantage de maintenir toutes les hypothèses, notamment l’existence ou la non existence de tous les panthéons, qu’ils soient monothéistes ou polythéistes.

Enfin, si l’on estime que Dieu est hermétique à toute description formelle, ou si, comme le Marquis de Laplace, l’on considère que « Dieu étant une hypothèse qui explique tout mais ne prédit rien, il n’est pas utilisable dans le cadre de la science », ou encore si notre pensée s’inscrit dans un positivisme scientifique6, nous pouvons toujours, lorsque la nécessité de Sa présence s’impose, le chercher ailleurs, dans le De Rerum Natura de Lucrèce, une sonate de Bach, une peinture du Caravage, sur un sentier Alpin, le long d’une côte sauvage, au cœur de la voûte céleste, mieux encore, où bon nous semble. Car Dieu, dans sa sphère d’indécidabilité, ne nous a-t-il pas fait don du libre arbitre ?

Que « le donneur de chance, inventeur des poids et des mesures, gardien des routes et carrefours, dieu des voyageurs, des commerçants, des voleurs et des orateurs »7 vous accompagne dans vos quêtes libres et éclairées !

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1 Extrait de Choses Vues de Victor Hugo : « M. Arago avait une anecdote favorite. Quand Laplace eut publié sa Mécanique céleste, disait-il, l’empereur (ndl : il s’agit ici de Napoléon Ier) le fit venir. L’empereur était furieux. — Comment, s’écria-t-il en apercevant Laplace, vous faites tout le système du monde, vous donnez les lois de toute la création, et dans tout votre livre vous ne parlez pas une seule fois de l’existence de Dieu ! — Sire, répondit Laplace, je n’avais pas besoin de cette hypothèse. »

2 Stephen W. Hawking (28 February 2006). The Theory of Everything: The Origin and Fate of the Universe. Phoenix Books; Special Anniv. ISBN 978-1-59777-508-3.

3 Kurt Gödel (1995). « Ontological Proof ». Collected Works: Unpublished Essays & Lectures, Volume III. pp. 403–404. Oxford University Press. (ISBN 0-19-514722-7).

4 La propriété de négativité n’est pas introduite dans la formalisation de Gödel, seul l’opérateur logique de négation est utilisable.

5 Jérôme Fortier, Une preuve moderne du théorème d’incomplétude de Gödel, Département de mathématiques et de statistique, Université d’Ottawa, Canada.

6 http://augustecomte.org/auguste-comte/positivisme/

7 Hermès : https://fr.wikipedia.org/wiki/Herm%C3%A8s

Des fléaux et des hommes

Le confinement sanitaire est propice à la lecture. Pour quelle raison ai-je eu ce besoin irrépressible de relire La Peste d’Albert Camus ? Peut-être ai-je été influencé par quelques érudits éclairés (Kamel Daoud, Boualem Sansal, Jean-Paul Brighelli, et quelques autres ?) dont les écrits percent encore ici ou là le magma médiatique insipide en ébullition.

Ce roman dont l’action se situe à Oran, en Algérie, juste après la deuxième guerre mondiale résonne si justement avec notre époque, qu’il en éclaire les crises actuelles d’une lumière surprenante, comme si les errements d’hier se répliquaient aujourd’hui, sous d’autres visages, à l’issue de mutations multiples.

Je reproduis ci-dessous une page de ce roman, pour illustrer mon propos autant que la justesse des mots et la précision du récit de Camus. La lecture de La Peste est un véritable antidote à la déconstruction en vogue de la langue, des idées et des idéaux !

“Le mot de « peste » venait d’être prononcé pour la première fois. À ce point du récit qui laisse Bernard Rieux derrière sa fenêtre, on permettra au narrateur de justifier l’incertitude et la surprise du docteur, puisque, avec des nuances, sa réaction fut celle de la plupart de nos concitoyens. Les fléaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. Le docteur Rieux était dépourvu, comme l’étaient nos concitoyens, et c’est ainsi qu’il faut comprendre ses hésitations. C’est ainsi qu’il faut comprendre aussi qu’il fut partagé entre l’inquiétude et la confiance. Quand une guerre éclate, les gens disent : « Ça ne durera pas, c’est trop bête. » Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l’empêche pas de durer. La bêtise insiste toujours, on s’en apercevrait si l’on ne pensait pas toujours à soi. Nos concitoyens à cet égard étaient comme tout le monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, et les humanistes en premier lieu, parce qu’ils n’ont pas pris leurs précautions. Nos concitoyens n’étaient pas plus coupables que d’autres, ils oubliaient d’être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux.”

Albert Camus, LA PESTE, 1947