Depuis que Cassandre, fille du roi Priam de Troie, se refusant au dieu Apollon qui lui avait fait don de prophétie, essuya son courroux, les historiens, les philosophes, les scientifiques et les romanciers s’interrogent : les lanceurs d’alerte ont-ils une chance d’être audibles et entendus ?

A l’heure où l’AFP a laissé fuiter quelques morceaux choisis du prochain rapport du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) en laissant planer des thèses ouvertement apocalyptiques, la question mérite qu’on y revienne.

Il y a 42 ans tout juste, le professeur Jule G. Charney du MIT, chargé d’une étude concernant l’impact du dioxyde de carbone sur le réchauffement climatique, publiait le fameux rapport Charney1. L’étude a établi dès juillet 1979, avec une acuité avérée, les changements atmosphériques que nous avons connus ces quatre dernières décennies. Voici ce que l’on peut lire dans le résumé synthétique présenté en préambule dans ce rapport :

« … nous avons limité nos investigations aux effets climatiques directs de l’augmentation constante des concentrations atmosphériques de CO2 et nous avons supposé un taux d’augmentation du CO2 qui conduirait à un doublement des concentrations dans l’air à un moment donné de la première moitié du XXIe siècle.

… Lorsque l’on suppose que la teneur en CO2 de l’atmosphère est doublée et que l’équilibre thermique statistique est atteint, les efforts de modélisation les plus réalistes prévoient un réchauffement de la surface de la planète compris entre 2 et 3°C, avec des augmentations plus importantes aux latitudes élevées. Cette fourchette reflète à la fois les incertitudes (de l’ordre de 1,5°C) de la compréhension physique et les imprécisions découlant de la nécessité de réduire le problème mathématique à un niveau pouvant être traité par les ordinateurs électroniques les plus rapides disponibles. Il est toutefois significatif qu’aucun des modèles de calcul ne prévoit un réchauffement négligeable. »

Source : The Conversation

La courbe précédente est assez éloquente : elle met en évidence la corrélation entre taux de C02 observé dans l’atmosphère et température moyenne globale du globe. La probabilité pour que le réchauffement climatique global dépasse les 1,5°C est estimée aujourd’hui par les météorologues à plus de 0.4, ce qui va clairement dans le sens des prédictions du rapport de Charney. Les fuites de l’AFP en date du 23 juin 2021 nous donnent un aperçu très alarmiste du pré-rapport du GIEC. Ce dernier tire l’alarme de manière explicite pour marquer les opinions publiques :

« La vie sur Terre peut se remettre d’un changement climatique majeur en évoluant vers de nouvelles espèces et en créant de nouveaux écosystèmes. L’humanité ne le peut pas. »

Inondations, déforestations, sécheresses, désertifications, fonte du permafrost, famines, submersions de territoire et déplacements massifs de population, surpopulations localisées, crises économiques : le pré-rapport du GIEC estime à 1,7 milliard d’individus significativement impactés de manière directe ou indirecte par le réchauffement climatique.

Ces perspectives évoquent de manière troublante Le soleil Vert (Soylent Green), le roman d’anticipation écrit par Harry Harrisson en 1966. Ce roman décrit une société humaine qui tente de survivre sur une terre minée par la pollution, un accès de plus en plus restreint aux ressources vitales, en particulier l’eau potable, la surpopulation, le réchauffement global à la surface de la planète, la corruption, la pauvreté et l’insécurité.

Un film, librement inspiré du roman de Harrisson a été produit quelques années plus tard par la MGM, mis en scène par Richard Fleischer, avec Charlton Heston dans le rôle d’un flic à tout faire, laminé par une mission devenue ingérable. L’univers dépeint dans ce roman et ce film ne semble plus très loin d’une réalité que nous pourrions vivre autour des années 2050 si l’on en croit les fuites du pré-rapport du GIEC. En tant que conseiller technique lors de la réalisation du film de Fleischer, le professeur Franck R. Bowerman, enseignant-chercheur à la South California University, président de l’American Academy for Environmental Protection, écrivait ces lignes que l’on retrouve dans la postface de l’édition (traduite) de 1974 de l’ouvrage de Harrisson :

« J’ai accepté de servir de conseiller technique pour LE SOLEIL VERT parce que j’estime que ce film offre une image réaliste de notre avenir. J’ai la ferme conviction qu’une croissance démographique sauvage s’ajoutant à la pollution croissante de l’atmosphère et des mers constitue le problème le plus grave que l’humanité ait présentement à résoudre. Si l’univers continue d’être pollué et surpeuplé, il en résultera inévitablement des bouleversements considérables dans notre mode de vie, une prolifération de crimes, de meurtres, de révoltes et un état général de misère et de famine. À moins que des mesures soient prises dès maintenant, nos cités déborderont bientôt de chômeurs, réduits au vagabondage et dépendant pour leur subsistance de l’aide du gouvernement. Les commodités auxquelles nous sommes accoutumés (l’électricité, la lumière, la chaleur, etc.) ne seront plus disponibles. Les sous-sols du métro deviendront de vastes dortoirs, des véhicules, désormais inutilisables, encombreront les rues et les transports aériens seront paralysés.

Certains pays, comme l’Inde, ont déjà atteint le point critique. À New Delhi, 50 000 hommes et femmes vivent et dorment dans les rues. Les fourgons emportent chaque matin des centaines de cadavres. Les statistiques concernant Bombay et Calcutta sont encore plus effrayantes.

Les conséquences d’une attitude de « laisser faire » seraient désastreuses. Je suis en désaccord radical avec ceux qui soutiennent que la terre peut supporter indéfiniment la croissance démographique présente. Nos réserves nutritives s’épuisent, nos océans se meurent, notre atmosphère devient chaque jour plus impure et nos ressources minérales sont exploitées largement au-delà des limites raisonnables. Certains prétendent que de tels propos ne sont pas fondés et que ces craintes sont excessives. En tant que spécialiste de l’environnement, j’insiste sur le fait qu’elles sont justifiées. Il est encore temps de faire marche arrière, et d’agir.

Dans le cas contraire, LE SOLEIL VERT cesserait d’être un simple avertissement. Il deviendrait l’épitaphe de l’humanité. »

55 ans après la parution de l’ouvrage de Harrison, 47 ans après le film qui en est tiré et les écrits de Bowerman, 42 après le rapport Charney, le pré-rapport du GIEC semble, d’après les fuites de juin 2021, vouloir leur donner raison, dans un horizon estimé à une trentaine d’années. Les effets d’hystérésis qui régissent les processus régulateurs du climat laissent penser que cet horizon sera effectivement atteint, quoique fasse aujourd’hui l’humanité. Tout au plus pourra-t-elle atténuer les effets les plus catastrophiques si des mesures draconiennes sont prises ce jour.

A l’issue des années Trump, avec l’émergence des nouvelles puissances comme la Chine ou l’Inde, l’avènement du continent Africain caractérisé par des taux de croissance élevées, on peut douter d’une remise en question profonde et coordonnée des décideurs qui président au destin de l’humanité. Tous nos modèles actuels sont basés sur une croissance économique et démographique qui sous-entend, qu’on le veuille ou non, un accroissement de la consommation énergétique, une augmentation des niveaux de pollution, un appauvrissement des sols accru, et une raréfaction de nos ressources naturelles (eau, terre rares, certaines matières premières) pour certaines non renouvelables (à moins de considérer l’exploitation de ressources extra-terrestre). Puisque l’on en parle, la croissance démographique principalement alimentée par la fécondité du continent Africain se poursuivra, d’après les démographes, jusqu’en 2100 pour atteindre plus de 11 milliards d’individus.

Source : ONU 2015

Nous ne sommes pas prêts à considérer des modèles de décroissance, comme en témoigne par exemple le rapport de notre commissaire au plan2, François Bayrou, qui prône, pour « préserver notre modèle social », d’adopter une politique nataliste et d’ouvrir les frontières.

Apollon, dieu grec du soleil (vert de rage ?) et de la lumière n’a pas fini de se jouer de Cassandre et de ses descendants !

______________________

1 https://www.bnl.gov/envsci/schwartz/charney_report1979.pdf

2 https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/contenu/piece-jointe/2021/05/hcp_demographie_note_douverture_mai_2021_3.pdf

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.