Des fléaux et des hommes

Le confinement sanitaire est propice à la lecture. Pour quelle raison ai-je eu ce besoin irrépressible de relire La Peste d’Albert Camus ? Peut-être ai-je été influencé par quelques érudits éclairés (Kamel Daoud, Boualem Sansal, Jean-Paul Brighelli, et quelques autres ?) dont les écrits percent encore ici ou là le magma médiatique insipide en ébullition.

Ce roman dont l’action se situe à Oran, en Algérie, juste après la deuxième guerre mondiale résonne si justement avec notre époque, qu’il en éclaire les crises actuelles d’une lumière surprenante, comme si les errements d’hier se répliquaient aujourd’hui, sous d’autres visages, à l’issue de mutations multiples.

Je reproduis ci-dessous une page de ce roman, pour illustrer mon propos autant que la justesse des mots et la précision du récit de Camus. La lecture de La Peste est un véritable antidote à la déconstruction en vogue de la langue, des idées et des idéaux !

“Le mot de « peste » venait d’être prononcé pour la première fois. À ce point du récit qui laisse Bernard Rieux derrière sa fenêtre, on permettra au narrateur de justifier l’incertitude et la surprise du docteur, puisque, avec des nuances, sa réaction fut celle de la plupart de nos concitoyens. Les fléaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. Le docteur Rieux était dépourvu, comme l’étaient nos concitoyens, et c’est ainsi qu’il faut comprendre ses hésitations. C’est ainsi qu’il faut comprendre aussi qu’il fut partagé entre l’inquiétude et la confiance. Quand une guerre éclate, les gens disent : « Ça ne durera pas, c’est trop bête. » Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l’empêche pas de durer. La bêtise insiste toujours, on s’en apercevrait si l’on ne pensait pas toujours à soi. Nos concitoyens à cet égard étaient comme tout le monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, et les humanistes en premier lieu, parce qu’ils n’ont pas pris leurs précautions. Nos concitoyens n’étaient pas plus coupables que d’autres, ils oubliaient d’être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux.”

Albert Camus, LA PESTE, 1947